La grève des cheminots (décembre 1986 – janvier 1987)

La grève des cheminots (décembre 1986 – janvier 1987)

Brochure de Lutte Ouvrière, publiée en janvier 1987 (en supplément du n°973).

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La brochure est non référencé (et donc indisponible) sur le site de Lutte Ouvrière. Elle semble également ne jamais avoir été numérisée.

Avertissement aux lecteurs

Cette brochure sur la grève des cheminots a été publiée dans les jours qui ont suivi immédiatement le mouvement. Elle a été rédigée « à chaud » pratiquement alors que cette grève se poursuivait encore.

Elle est l’œuvre des militants cheminots de Lutte Ouvrière, acteurs et généralement parmi les dirigeants de cette grève dans les différents dépôts, triages, ateliers, chantiers ou gares où ils travaillent. Elle ne prétend pas évidemment décrire la grève d’une façon exhaustive, une grève qui s’est étendue à l’échelle nationale. Sa taille ne permet même pas de donner maints détails, pourtant souvent révélateurs et intéressants, sur son déroulement dans les dizaines de secteurs où les militants de Lutte Ouvrière sont présents. Pourtant, ces secteurs ayant été souvent parmi les secteurs-clefs de la grève, notamment dans la région parisienne, cette brochure, avec ses limites, donne bien, croyons-nous, un reflet et une analyse générale exacte du mouvement et de l’attitude, des sentiments ou de l’action des principaux protagonistes : les cheminots eux-mêmes d’abord bien sûr, mais aussi des différentes organisations syndicales ou même politiques, de la direction SNCF ou de l’encadrement.

De même l’analyse politique et le bilan du mouvement dressés ici seront certainement à compléter et à préciser dans la prochaine période, quand toutes ses conséquences se seront fait sentir. Mais là aussi, certaines conclusions s’imposent d’ores et déjà à propos d’un mouvement qui, à cause de quelques-unes de ses caractéristiques, pourrait bien marquer un tournant non seulement pour les cheminots mais aussi pour le mouvement ouvrier de ce pays.

Les cheminots de Lutte Ouvrière

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En décembre 1986, ce qui devient possible à la SNCF, c’est la grève générale.

La grève des cheminots : décembre 1986-Janvier 1987

Deux jours avant le déclenchement de la grève, le 16 décembre, la SNCF se lançait dans une grande campagne publicitaire télévisée. Des spots coûteux – cent millions de francs – sur le thème : « C’est possible à la SNCF ! » montraient les cheminots dont rêve la direction : dociles.

La veille de la grève, le journal Le Monde (17 décembre) donnait la parole à Jean Dupuy, le Directeur général de la SNCF, qui expliquait qu’il voulait mobiliser vingt mille agents de l’encadrement pour constituer auprès des cheminots ce qu’il appelait des « groupes d’initiatives pour le progrès ». Ceux-ci seront, disait Dupuy, « une façon de donner aux cheminots des moyens et l’envie d’exprimer les idées qui leur trottent dans la tête pour améliorer notre fonctionnement. Ils diront librement ce qu’ils trouvent nécessaire pour une plus grande qualité de service. Ils parleront de leurs conditions de travail, parce que la liberté d’expression ne se divise pas. »

Le lendemain, en effet, les cheminots commençaient à exprimer toutes leurs idées. Et quelques jours plus tard, c’est dans la rue qu’on entendait le slogan : « Gagner : oui, c’est possible à la SNCF » !

Les réactions de la base contre les attaques de la SNCF

La grève a pris à contre-pied la direction. Celle-ci comme tous les patrons est engagée, depuis des mois et des années, dans une offensive contre les conditions de travail et les salaires des cheminots qui sembla même redoubler ces derniers mois.

Au cours de l’été, le ministre des Transports, Douffiagues, mettait en cause le « statut » des cheminots, annonçant clairement l’intention du gouvernement de liquider toute une série d’acquis. À la rentrée de septembre, la SNCF annonçait une nouvelle vague de suppressions de postes – huit mille deux cents officiellement – pour 1987. Puis c’était ensuite le projet de nouvelle grille des salaires, chez les sédentaires et chez les roulants, où la part à l’ancienneté dans les promotions disparaissait complètement. Même les médecins SNCF étaient mobilisés pour sanctionner les cheminots trop souvent malades au goût de la direction.

Début septembre, au dépôt Paris-La Chapelle, le dépôt qui fut à l’origine de la grève, la SNCF annulait une prime de cinquante-six francs par jour attribuée aux élèves-conducteurs. Cela équivalait à une perte sèche qui pouvait se monter à mille francs par mois pour des salaires, toutes primes comprises, de huit mille francs. Les trente-huit élèves-conducteurs concernés s’étaient mis en grève et étaient rejoints par la quasi-totalité des cent quarante agents de conduite du dépôt, en solidarité. Du coup, la direction reculait, partiellement au moins. Début novembre, c’est à l’ensemble des agents travaillant sur écran informatique, notamment ceux chargés de la vente et des réservations de billets, que la SNCF décidait de retirer une prime de « saisie informatique ».

Les employés des réservations décidaient une « grève de la réservation » qui s’étendait en deux semaines aux principales gares de France ; la SNCF reculait là encore. Dans un cas comme dans l’autre, c’était bien l’extension du mouvement ou la menace d’extension qui lui avait fait peur. Et aussi le fait que cette extension était due à « la base », aux cheminots eux-mêmes. La grève de la « résa » s’était étendue sans appel syndical, simplement en reprenant l’exemple donné par la gare Saint-Lazare, et appris par le téléphone de service ou par la télévision.

Ainsi, il s’avérait que de telles réactions pouvaient faire reculer la SNCF.

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La SNCF s’attaque aussi aux agents travaillant sur écran informatique.

La SNCF s’attaque aussi aux agents travaillant sur écran informatique.
Dans le climat morose des premiers mois de la rentrée sociale, ces quelques réactions, comme sans doute d’autres d’ailleurs, passaient souvent inaperçues. Mais les leçons de tels mouvements n’étaient pas pour autant perdues. Elles étaient discutées par maints cheminots.

Était présent aussi le souvenir de la grève « sauvage » des conducteurs du 30 septembre 1985. Après les graves accidents ferroviaires de l’été précédent, la SNCF avait tenté de faire porter la responsabilité aux cheminots. Des agents de conduite, elle entendait exiger un « contrôle d’aptitude » qui se rajoutait aux examens de sécurité déjà existants. Au dépôt de Chambéry, un premier agent de conduite ayant reçu une convocation à cet examen décidait, seul, de poser le sac. Le conducteur appelé pour le remplacer en fit autant. La grève partit comme une traînée de poudre, s’étendit à la totalité du pays en deux jours. Le 30 septembre au matin, la France se réveilla sans trains. Dans l’après-midi, la direction, qui la veille encore parlait de manière arrogante d’étendre son examen à toutes les catégories de cheminots, le remisa à toute vitesse.

La méfiance vis-à-vis des directions syndicales

Ce que l’ensemble des cheminots pouvait aussi constater, d’un autre côté, c’était la mauvaise volonté des directions syndicales, l’inefficacité des journées d’action qu’elles organisaient, se succédant sans perspectives ni efficacité, sans lien les unes avec les autres. Depuis le début de septembre 1986, quatre journées d’action se succédèrent ainsi. Le 30 septembre et le 21 octobre, on avait vu les fédérations donner plus d’importance à leurs querelles de boutique qu’aux problèmes des cheminots eux-mêmes.

Et puis, il y avait aussi le souvenir particulièrement présent chez les cheminots, de la période de la participation du Parti Communiste Français au gouvernement, de mai 1981 à août 1984, la responsabilité de Fiterman comme ministre des Transports, et l’attitude de l’ensemble des organisations syndicales. La CFDT comme la CGT s’étaient transformées alors en défenseurs de l’entreprise, peignant en rose la situation, applaudissant à une prétendue « nouvelle SNCF » inaugurée par Mitterrand, mais tournant le dos aux cheminots quand ils entraient en lutte pour leurs revendications. Ceux du Triage de Villeneuve-Saint-Georges avaient été qualifiés de provocateurs par Fiterman en novembre 1981. Les aiguilleurs et les autres cheminots en travail posté – qui font souvent les travaux les plus durs au Chemin de Fer – avaient été dénigrés en chœur par Krasucki, Bergeron et Bérégovoy lors de des grèves de mai 1984 à propos de l’application des 35 heures.

La méfiance était donc profonde parmi les cheminots vis-à-vis des organisations syndicales et de leur politique.

Les expériences de Comités de Grève

En décembre 1978, un Comité de Grève impulsé par des militants de Lutte Ouvrière mena une grève de dix jours au Triage de Villeneuve-Saint-Georges (quatre cents cheminots) sur un problème de jours de repos. En janvier 1979, notre camarade Daniel Vitry constituait avec deux cents cheminots du chantier de manœuvre de la gare d’Austerlitz un Comité de Grève pour mener les quatorze jours de leur mouvement, sur les conditions de travail. En novembre 1981, le Service Intérieur du dépôt d’Ivry (quatre-vingts cheminots) menait lui aussi une grève de quatorze jours avec son Comité de Grève, sur un problème de salaires.

Et en mai 1984, plusieurs Comités de Grève locaux se constituèrent lors des grèves à propos de l’application des 35 heures : à la manœuvre d’Austerlitz, à Bécon (réseau Ouest), à l’atelier du Landy, à La Chapelle (exploitation) notamment.

La grève de décembre 1986-janvier 1987 a bénéficié de toutes ces petites expériences, nées de la politique et de la volonté des militants révolutionnaires, essentiellement de Lutte Ouvrière, de faire en sorte que l’organisation de leur mouvement et le pouvoir de décision réel et total soient entre les mains des grévistes eux-mêmes. Et sans doute aussi d’autres expériences similaires menées dans d’autres secteurs par des militants et des cheminots d’autres tendances.

La préparation de la grève à Paris-Nord

En tout cas, une chose est sûre. Cette grève n’a pas été démarrée par les syndicats, mais ce fut une grève voulue, préparée, déclenchée par des cheminots, militants syndicaux ou non, à la base.

Les cheminots de deux secteurs au moins, à notre connaissance, la ligne C du RER et à Paris-Nord, ont véritablement préparé « la grève » durant les semaines qui l’ont précédée. La seule différence c’est qu’à Paris-Nord, on n’envisageait qu’une grève des seuls agents de conduite.

À Paris-Nord, très exactement à l’antenne Paris-Nord du dépôt La Chapelle, c’est le 10 novembre qu’un conducteur proche de la Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite (FGAAC – syndicat autonome corporatiste des agents de conduite) mais écœuré des journées d’action syndicales, décida de faire circuler une pétition, proposant de « poser le sac une fois pour toutes », c’est-à-dire de partir en grève illimitée. Cette pétition recueillit deux cents signatures. Après quoi, un certain nombre de militants (CFDT, FGAAC et non syndiqués) du secteur rédigèrent un tract qu’ils diffusèrent à partir du 8 décembre. Ce tract s’adressait à tous les « agents de conduite de la SNCF » mais pas aux autres catégories de cheminots. Ils y écrivaient :

« Les ADC (les agents de conduite) expriment leur mécontentement pour les raisons suivantes :

  • projet de nouvelle grille de rémunération ;
  • salaires ;
  • remise en cause perpétuelle des acquis ;
  • blocage du déroulement des carrières ;
  • dégradation des conditions de travail.

Ils revendiquent :

  • le maintien de la grille actuelle avec augmentation des points sur les différents niveaux (depuis vingt ans, les ADC ont perdu 58 points, ce qui représente environ 2 000 F mensuels) ;
  • un déroulement de carrière basé uniquement sur l’ancienneté, sans discrimination de roulement ;
  • le T5 (le grade le plus élevé chez les conducteurs de trains) pour tous au bout de 12 ans ;
  • une rémunération qui soit à la hauteur de leur qualification et de leurs responsabilités ;
  • la modification du système de calcul des primes de traction ; le remplacement de la prime de fin d’année actuelle par un treizième mois ;
  • une réforme du PS4R (réglementation du travail pour les roulants) allant dans le sens d’une amélioration des conditions de vie et de travail. »
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Le tract des conducteurs de Paris-Nord.

Et le tract annonçait : « Les ADC ont pris la décision de se mettre en grève à partir du 18 décembre 1986 à 0h00 et jusqu’à complète satisfaction de leurs revendications ».

Enfin, « ils demandent aux différentes organisations syndicales : CFDT – CFTC – CGT – FGAAC – FO de soutenir leur mouvement. Les ADC sauront prendre leurs responsabilités vis-à-vis des organisations syndicales qui ne leur apporteraient pas leur soutien ».

C’est ce tract qui fut l’outil essentiel de la préparation de la grève à Paris-Nord. Au bas, il est indiqué : « Si tu es d’accord, fais-en quelques photocopies et diffuse-le autour de toi et dans d’autres dépôts », avec un numéro de téléphone pour contact éventuel.

Les agents de conduite du Nord rencontraient des échos favorables dans les différents dépôts. Les syndicats furent contactés pour déposer un préavis de grève : CGT et FGAAC refusèrent d’abord. La CFDT déposa un préavis régional ; à la suite de quoi la FGAAC déposa un préavis de 48 h pour le dépôt La Chapelle.

Le 16 décembre, après une entrevue avec la direction menée par la CFDT en présence de trois non-syndiqués, une assemblée générale de soixante personnes confirmait le mot d’ordre de grève.

Une première grève sur la ligne C

Sur la ligne C du RER, c’est à partir du 21 octobre que le travail de préparation de la « grève » est entrepris. Comme dans bien d’autres secteurs, des cheminots combatifs en ont assez des journées d’action sans lendemain et demandent qu’on fasse « autre chose ». Un agent de conduite, militant de Lutte Ouvrière, propose à ceux qui tiennent ce langage de chercher comme lui, un à un, les autres cheminots qui seraient prêts à organiser la lutte nécessaire. Il explique que cette lutte, pour aboutir, devra s’étendre à d’autres secteurs et même à d’autres corporations. Que cela est possible car tous les cheminots ont les mêmes problèmes, subissent la même politique, comme aussi tous les travailleurs.

Le 21 octobre, profitant du fait qu’ils sont en grève à l’occasion d’une nouvelle journée d’action syndicale, une première réunion regroupe douze cheminots. Les douze se donnent comme tâche de contacter les cheminots du secteur, un à un. Ce secteur, la ligne C du RER, englobe en fait les agents de conduite et les agents de train de l’ensemble de la banlieue de la gare Paris-Austerlitz (réseau Sud-Ouest), soit en tout cinq cent cinquante cheminots répartis à Brétigny, Étampes, Dourdan, Juvisy, Orly, Invalides et Versailles-Chantiers. Il s’agit de prendre l’avis de chacun, discuter et convaincre. Des réunions regroupent plusieurs dizaines de cheminots chaque fois, à Invalides et Brétigny. Malgré les difficultés dues à l’organisation du travail chez les roulants, en un mois, deux cent cinquante cheminots contactés se déclarent d’accord. Un Comité d’Organisation est mis en place. Dans un tract du 22 novembre, il écrit :

« Oui, une lutte d’ensemble de la SNCF et même de tous est possible, mais pour la faire, il faudra bien que quelque part, un secteur, à la base, entame la lutte, en s’adressant aux autres travailleurs. Si nous faisons cet effort, alors là, patrons et gouvernants cesseraient de se frotter les mains et pourraient commencer à se faire sérieusement de la bile.

OUI, LES TRAVAILLEURS VRAIMENT DÉCIDÉS À SE BATTRE AINSI POURRAIENT COMMENCER À LE FAIRE AUJOURD’HUI. POURQUOI PAS NOUS ? »

La grève va être tentée quelques jours plus tard. Lors d’une réunion le 28 novembre, dans le contexte de la lutte des jeunes étudiants et lycéens qui mettent en difficulté le gouvernement, l’idée que « c’est le moment » prédomine. Une assemblée générale est fixée au 1er décembre. Elle regroupe trente-cinq cheminots ; la grève est votée pour le 4 décembre et le Comité de Grève est mis en place.

Le 4 décembre, il apparaît que la grève est minoritaire sur le secteur, et les perturbations sur le réseau peu importantes. Néanmoins, les grévistes s’adressèrent aux catégories sédentaires des cheminots aux alentours, à l’atelier de Paris-Masséna, à celui du dépôt d’Ivry. La grève ne s’étendant pas, ils décidaient la reprise le lendemain 5 décembre à 13 heures.

L’exemple de l’organisation à la base donné par la ligne C va cependant être suivi par d’autres secteurs alentour. Aux ateliers de Vitry, au dépôt Paris-Sud-Ouest, des Comités d’Organisation de la Grève se constituent. Quant au Comité de Grève de la ligne C, il reste mobilisé. Il écrit le 8 décembre : « Nous pensions et nous pensons toujours que si c’est bien le mouvement général de tous les cheminots et même de tous les travailleurs qui est nécessaire, il faudra bien que certains commencent pour qu’il puisse s’étendre. Ce pourrait être n’importe où. Ce pourrait être aussi dans notre secteur. »

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Le tract du 22 novembre du Comité d’Organisation de la Banlieue Paris-Sud-Ouest.

Entre ceux qui préparent une grève des conducteurs à Paris-Nord et ceux qui militent sur la ligne C, des contacts se sont mutuellement établis : on prend connaissance mutuellement de ce qui est fait, même si on n’est pas d’accord sur tout. Ceux du Nord pensent par exemple que le choix des fêtes de fin d’année fera pression sur la direction. Sur le Sud-Ouest, on pense que le meilleur soutien serait celui des autres travailleurs.

Jeudi 18 décembre : La grève générale démarre chez les conducteurs

Le jeudi 18 décembre, la grève des agents de conduite de Paris-Nord part très fort : les dépôts et annexes de La Chapelle, Mitry, Beaumont, La Plaine, Bobigny sont en grève à cent pour cent. Dans la même journée d’autres dépôts sur le réseau Nord suivent : Amiens, Longueau, Calais, Fives, Creil, Boulogne, Lille-Délivrance. Des assemblées générales se tiennent à Trappes, Tergnier, Somain.

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Au dépôt de Paris-La Chapelle durant la grève.

Dans la journée, les agents de conduite de Paris-Nord se déplacent dans d’autres dépôts parisiens (à Gare de Lyon, au dépôt de Paris Sud-Ouest, etc.).

Jusqu’au soir la télévision et les radios qui sont bien obligées de dire que la banlieue Nord est bloquée à cent pour cent, passent sous silence l’extension de la grève. « Grève CGT, CFDT, FGAAC » répète aussi la radio toute la journée au mépris de la réalité du mouvement ! Pourtant le répondeur téléphonique de la CGT à l’adresse des cheminots ne parle, lui… que de la grève de la réservation pour dire que le mouvement est à la reprise.

Vendredi 19 décembre : La CGT s’oppose à la grève

Dans L’Humanité du lendemain, il faut chercher pour trouver sous le titre « Paris-Nord, pas de trains de banlieue » un entrefilet : « En province, le mouvement s’est peu étendu hier, affectant cependant des centres comme Amiens ou Lille ».

Sur la ligne C de la banlieue Paris Sud-Ouest, |les membres du Comité de Grève convoquent une assemblée générale pour la prise de service de 4 heures du matin pour décider la grève.

Sur la ligne C de la banlieue Sud-Ouest, seule une minorité d’agents se met en grève. La CGT elle, met en place un véritable piquet anti-grève, à Invalides. La direction et le syndicat CGT sont ouvertement de mèche. La direction met « en réserve » un responsable de la CGT, dispensé par elle de conduire les trains, qui se charge de dissuader les roulants de se mettre en grève.

La CGT fait |le même barrage au dépôt d’Ivry qui commande le trafic Grandes Lignes du Sud-Ouest (Gare d’Austerlitz). L’effectif du dépôt, l’un des plus gros du pays, est de six cents personnes.

Le premier gréviste, militant de Lutte Ouvrière, est là à 6 heures du matin. Tous les délégués CGT, militants et responsables du Parti Communiste, vont se relayer dans la salle des mécaniciens pour dire aux agents de conduite : « allez au travail », « ce n’est pas le moment », « la grève, c’est de la connerie », « ils vont au casse-pipes ». C’est un par un que les roulants sont convaincus de se mettre en grève.

Le secrétaire CGT du syndicat d’Ivry qui vient de finir un train affirme fièrement : « Je viens d’assurer le service public ». Des provocations physiques suivent et l’affiche appelant à la grève est arrachée. Une délégation des grévistes de La Chapelle est renvoyée manu militari le matin. Une autre du Charolais, le soir. Mais à la fin de la journée, il y a tout de même une dizaine de grévistes, qui seront rejoints par des dizaines et des dizaines d’autres dans les heures qui suivent.

À Saint-Lazare, des responsables CGT se déclarent contre la grève : ils ne la soutiendront que si leur syndicat appelle.

Sur le dépôt Paris Sud-Est (Gare de Lyon) par contre, la CGT sort dès vendredi, en accord avec la CFDT et la FGAAC, un tract qui informe de l’extension de la grève et reprend l’essentiel des revendications de Paris-Nord. En fait, pendant trois jours, l’attitude officielle de la CGT étant ambiguë, elle sera interprétée différemment selon les secteurs par les militants locaux.

Samedi 20 décembre : Premier retournement de la CGT

Ce n’est que le samedi 20 décembre à 18 heures, lorsque le mouvement est déjà étendu à soixante-quinze dépôts sur quatre-vingt-quatorze que la CGT déclare « avoir demandé à l’ensemble de ses militants dans tous les secteurs fédéraux de consulter et de faire prononcer démocratiquement les cheminots sur les revendications à satisfaire et sur les décisions à prendre »; elle « constate que dans une majorité de dépôts, les agents de conduite ont décidé de se mettre en grève » et « elle approuve et soutient ces décisions »

Mais la CGT précise que « ses militants comme ils l’ont déjà démontré depuis le début du conflit s'attacheront à ce que le maximum de convois de vacanciers puissent être acheminés jusqu’à leur destination durant cette période ». C’est ainsi que la CGT se vantera d’avoir fait rouler dix-sept trains samedi à Chambéry.

La CFDT aura elle aussi ses trains de grévistes. À Tours, la CFDT locale contacte la direction pour organiser des omnibus le lundi matin, afin que la SNCF « n’empêche pas les ouvriers d’aller bosser ». Ces trains, conduits par des grévistes, seront effectivement mis en circulation. Mais l’assemblée générale du lundi matin manifestera un très vif désaccord.

Avec ou sans l’appui des organisations syndicales au départ, la grève s’étend à l’ensemble des dépôts du pays. À Belfort, par exemple, c’est un conducteur qui « pose la sacoche » et attend quatre heures avant que d’autres commencent à se joindre à lui. À Orléans-Les Aubrais, c’est un jeune élève-conducteur qui s’arrête vendredi à 22 heures. « C’est parti dans beaucoup de coins, j’en ai ras-le-bol », dit-il. Deux conducteurs de la FGAAC le sermonnent : « Tu prends des risques, tu es élève… ». Mais d’autres roulants arrivent et se mettent en grève au fil des heures.

Dimanche 21 décembre : L’organisation de la grève à la base

Dimanche 21 décembre au soir, il ne manque plus qu’un dépôt qui n’a pas encore rejoint la grève, celui du Havre. Sur la ligne C du RER (banlieue Sud-Ouest) à deux exceptions près, tous ceux du Comité de Grève du 4 décembre sont là, avec aussi une dizaine de nouveaux : au total, ce sont maintenant vingt-cinq cheminots qui sont reconnus comme la direction de la grève. Le Comité s’installe en deux points de la ligne, à Invalides et à Brétigny. Il prend des contacts avec d’autres secteurs, Les Aubrais, La Chapelle…

Au dépôt Grandes Lignes d’Ivry, vingt-trois conducteurs sont élus au
Comité de Grève. Le cahier de revendications des grévistes est adopté. L’une des revendications concerne les salaires : 25 points pour tous minimum, soit 700 francs. Le cahier est communiqué aux autres dépôts. Dans le Comité de Grève, il y a trois syndiqués CGT. Mais le Comité refuse la participation de ceux qui deux jours durant n’avaient fait que militer contre la grève : « La grève, ils n’en voulaient pas ; alors s’ils y viennent aujourd’hui, ça ne peut être qu’une manœuvre ».

En quatre jours, de jeudi à dimanche, la grève est donc devenue totale chez les conducteurs de train, malgré l’hostilité active de la CGT ici ou là, malgré le fait que la CFDT et la FGAAC n’aient fait que monter au dernier moment dans le train mis sur rails par les agents de conduite de Paris-Nord.

Lundi 22 décembre : Vers la grève de tous les cheminots

Dès le début de la grève des agents de conduite, d’autres cheminots se posent la question de se joindre à eux. À la Gare de Lyon, les contrôleurs de banlieue montent voir les contrôleurs grandes lignes et les décident à se mettre en grève le vendredi matin. Puis certains, dont des militants de Lutte Ouvrière, tentent d’étendre la grève aux catégories sédentaires des cheminots. La grève est votée à l’Accueil le même jour. Mais à ce moment-là, le barrage syndical, CGT et CFDT unies, est encore efficace : les tentatives de faire débrayer les autres services de la gare échouent, et l’Accueil va reprendre le travail le temps d’un week-end.

C’est le lundi 22 au matin que va se faire l’entrée dans la grève des sédentaires.

Au dépôt d’Ivry, les sédentaires tiennent leur assemblée à 8 heures et élisent un Comité de Grève de treize membres. Deux heures plus tard, lors d’une assemblée commune des agents de conduite et des sédentaires, où il y a plus de cent personnes, la fusion et l’élection d’un seul Comité de Grève, qui regroupe toutes les catégories, sont décidées.

La CGT continue de réunir ses adhérents à part. Une partie d’entre eux reste d’ailleurs avec les grévistes. C’est ainsi que c’est la CGT elle-même qui s’isole et se transforme en un petit groupe minoritaire au dépôt.

Chez les sédentaires comme chez les roulants les jours précédents, la CGT a des positions diverses selon les secteurs. À l’Accueil de la Gare de Lyon, elle se déclare maintenant pour la grève et mène l’assemblée générale. Mais aux Ateliers de l’Ourcq (Paris-Est), les responsables CGT s’opposent violemment à la grève. À Austerlitz, ils expliquent aux employés : « N’ayez pas de fausse pudeur à dire que vous êtes contre la grève ». Ailleurs encore, la CGT se contente d’approuver le communiqué officiel de la Fédération comme au Landy, ou d’organiser des consultations à bulletins secrets, sans appeler à la grève, comme dans les Ateliers de Nanterre, Masséna et Vitry.

D’un autre côté, les Comités de Grève se multiplient : à Batignolles, au Triage de Villeneuve-Saint-Georges, à Limoges pour les agents de train. Dans d’autres secteurs, des grévistes, même minoritaires, militent ouvertement pour les Comités de Grève comme aux Ateliers de Vitry ou à la Manœuvre de Châtillon. Lundi soir, il y aura dix Comités de Grève sur toute la région Paris-Sud-Ouest, de Versailles à Orléans.

Une délégation des Comités de Paris-Sud-Ouest se rend à la Gare du Nord pour proposer une Coordination. L’accueil est chaleureux mais les agents de conduite de Gare du Nord déclarent être déjà coordonnés entre eux et craindre d’être récupérés ainsi. Néanmoins un contact est établi.

De leur côté, les syndicats négocient avec la direction. Les résultats sont connus dans la nuit :

  • 1 % d’augmentation des salaires en juin et 0,7 % en octobre ;
  • une prime de rattrapage en janvier de 250 francs plus 2,8 %, soit au total 380 francs pour un niveau 1 C, l’un des niveaux les plus bas ;
  • 4000 promotions qui sont promises pour octobre 1987.

Trois syndicats signent : la CGC, la CFTC et la FMC (Fédération Maîtrise et Cadres, propre aux Chemins de Fer). FO hésite, et finalement ne signe pas mais appelle quand même à reprendre le travail. La FGAAC n’a pas signé. La CGT déclare que les propositions sont « notoirement insuffisantes » et ne sont « pas de nature à solutionner le conflit » ; elle s’en remet aux assemblées générales pour décider ; la CFDT parle de « provocation » et lance un « appel à poursuivre et renforcer » le mouvement.

Mardi 23 décembre : Première Coordination sur Paris-Sud-Ouest

Au dépôt de Paris-Sud-Ouest le 23 décembre…
L’assemblée (roulants et sédentaires) reconduit la grève. ▲ Le Comité de Grève ▼

Le matin, le ton est à la fermeté côté gouvernemental : Hervé de Charette, ministre de la Fonction Publique, répète « qu’il ne faut pas compter sur le gouvernement pour qu’il cède à des demandes qui ne sont pas justifiées ». Mais le ton s’adoucit au cours de la journée. Séguin, ministre des Affaires Sociales, « écarte » toute idée de réquisition que des journaux comme Le Figaro ou France-Soir commençaient à évoquer. Et il déclare : « Ni le gouvernement, ni la direction SNCF ne souhaitent une victoire dans cette affaire, mais un règlement raisonnable, honorable pour l’ensemble des parties ». C’est qu’entre-temps, les assemblées se sont tenues, plus nombreuses et décidées un peu partout. La grève continue de s’étendre.

À Saint-Lazare, la grève s’étend à tous les services. À Villeneuve-Saint-Georges, le nombre de grévistes augmente. Au Landy ou à Nanterre, cette fois la CGT a pris les choses en main. Mais à Dijon, elle fait encore barrage chez les sédentaires du dépôt.

De nouveaux Comités de Grève se mettent en place, en particulier sur le réseau Sud-Ouest aux Aubrais-Orléans (triage et gare), à Limoges (exploitation), à Vierzon, à Brétigny (service de l’équipement).

Et puis ce mardi 23, une Coordination des Comités de Grève de la région Paris-Sud-Ouest se réunit au dépôt d’Ivry : y sont présents les Comités de Grève de Juvisy (Transport, Commercial, Equipement d’un côté, dépôt de l’autre), d’Invalides (agents de conduite et agents de trains confondus), de Brétigny (Equipement). Cela représente deux mille cinq cents grévistes sur environ six mille grévistes dans cette région, pour un effectif total de neuf mille cheminots. Sont aussi présents des représentants de grévistes des Ateliers de Vitry, de Rungis, Masséna et aussi de Paris-Sud-Ouest : pour tous, la nécessité de coordonner le mouvement, d’échanger les informations paraît vitale. La Coordination déclare que « la grève est partie de la base, elle s’organise à la base », que celle-ci demande à suivre les négociations, que les assemblées générales sont souveraines, et elle appelle tous les cheminots de la région parisienne à prendre contact.

Mercredi 24 décembre : Les Coordinations régionales se mettent en place

Si les agents de conduite sont massivement dans la grève (soixante-dix à cent pour cent selon les dépôts), parmi les autres catégories, la situation est extrêmement variable d’un secteur à un autre. Il y a même de petits mouvements de reprise localement, comme à l’atelier du dépôt Chapelle où la CGT fait reprendre le travail à trente des quarante grévistes en expliquant que c’est le seul moyen d’avoir le pont de quatre jours, du jeudi 25 au dimanche 28, payé. Cet argument, la CGT va d’ailleurs l’utiliser un peu partout chez les sédentaires à La Villette, aux Ateliers d’Oullins…

Mais la grève ne reflue pas. On note l’entrée dans la grève de nouveaux secteurs ou de nouvelles catégories, comme les administratifs à la Gare de Lyon.

Des Coordinations régionales se mettent en place. Il y a celles de Tours, Rouen, Lyon. Celle de Tours s’est constituée le mercredi 24. Elle regroupe les Comités de Grève des sédentaires du dépôt, du Magasin Général et des agents de trains. Le Comité de Grève du Sernam s’y joindra ultérieurement. Après chaque réunion de la Coordination locale, un compte-rendu est édité et distribué dans chaque secteur représenté.

Au dépôt d’Ivry se tient une nouvelle Coordination qui se veut inter-régionale. Sont présents, outre les Comités de Grève du Sud-Ouest, de loin les plus nombreux, des représentants de La Chapelle, de Villeneuve-Triage, de Batignolles-Saint-Lazare ; des conducteurs de Gare du Nord sont là aussi.

La Coordination propose aux cheminots de tous les secteurs d’aller porter les cahiers de revendications adoptés en assemblées générales à la direction SNCF, le vendredi suivant, et d’organiser dans la foulée une Coordination Nationale. Elle appelle tous les grévistes « à se prononcer sur ces propositions » et « demande que des représentants des grévistes mandatés par eux participent aux négociations ».

Cette veille de Noël, les organisations syndicales sont reçues à la direction SNCF, les unes après les autres. Elles répondent à un appel lancé la veille par Séguin et Essig, le président de la SNCF. Séguin avait expliqué : « Le conflit pourrait se résumer aux conditions de travail et à la grille de classifications applicable au 1er janvier 1988, et sur ces points, la SNCF peut discuter ». En clair, il se disait prêt à discuter mais pas sur les’salaires. Essig, un socialiste, relayait immédiatement l’opération : « À l’intérieur de ce que la SNCF peut gérer elle-même, elle à une très large marge de manœuvre sur les conditions de travail ». Les syndicats ont donc accouru en répétant à qui mieux mieux « nous sommes prêts à négocier à tout moment ».

Mais cette platitude des organisations syndicales va se retourner contre elles : la direction, qui les voit prêtes à tout pour négocier – et de plus en ordre dispersé –, va se sentir raffermie et ne lâchera rien du tout.

Au lendemain de Noël, le Directeur Général, Jean Dupuy, annonce le renvoi de la négociation sur les conditions de travail à la Commission Mixte du Statut (CMS) et, en ce qui concerne la nouvelle grille des salaires, la désignation d’une personnalité extérieure. Et il assortit sa déclaration d’un ultimatum : « Dès que le travail aura repris, dès que les trains rouleront, toutes les propositions, toutes les ouvertures que je viens de faire, et qui sont très larges, pourront se concrétiser ». « Cette situation a assez duré, elle doit prendre fin ». Et il demande « aux cheminots qui aiment leur métier et qui veulent défendre le chemin de fer, de bien réfléchir et de reprendre le travail ».

Dupuy rate son effet : cet ultimatum ne fait ni chaud ni froid aux cheminots et il sera vite oublié. Par contre, on parlera plus longtemps des deux Coordinations qui doivent se tenir ce vendredi 26.

Vendredi 26 décembre : Les Coordinations Nationales

Au bout de huit jours de grève, la presse a découvert que, à côté des organisations syndicales, des Comités de Grève existent, que des Coordinations se mettent en place, avec notamment deux appels à une Coordination Nationale : celui de Paris-Sud-Ouest, pour vendredi 15 heures, et celui de Sotteville qui a contacté Paris-Nord pour appeler à une Coordination des seuls agents de conduite le même jour à 14 heures.

Le Comité de Grève du dépôt de Sotteville est animé par un militant de la Ligue Communiste Révolutionnaire. Ce Comité donne une place de droit à chaque organisation syndicale et seuls les neuf non-syndiqués doivent se soumettre aux suffrages de l’assemblée des grévistes.

La Coordination des Agents de Conduite qui se réunit Gare du Nord déclare représenter vingt-neuf dépôts (quinze du réseau Nord, neuf de l’Ouest, deux du Sud-Est, deux de l’Est, et le dépôt d’Ivry sur le Sud-Ouest). En fait, il s’agit d’une minorité de dépôts, ceux où la CFDT et la FGAAC sont majoritaires. Et il apparaît déjà que ces deux fédérations veulent faire de la Coordination des Agents de Conduite leur instrument, même si cette Coordination s’est constituée non pas grâce à elles, mais de par la volonté d’un certain nombre d’agents de conduite. Seuls les agents de conduite sont autorisés à participer au débat. Les représentants des dépôts se montrent déterminés et en même temps pressés que les négociations aboutissent : « Neuf jours de grève, cela fait long ». Une discussion porte sur l’importance relative des revendications : tel dépôt considère que c’est le T5 qui prime, tel autre le retrait de la grille, un troisième les conditions de travail.

Une autre discussion porte sur l’attitude à avoir vis-à-vis des organisations syndicales, auxquelles finalement la Coordination décidera de donner des gages en déclarant qu’elle n’entend pas se substituer à elles comme direction de la grève.

À l’issue de la réunion, la Coordination provisoire des Agents de Conduite déclare à la presse :

« Les agents de conduite, syndiqués ou non, rassemblés ce jour en gare de Paris-Nord dans le cadre d’une réunion de Coordination Nationale Provisoire des dépôts en grève en tant qu’observateurs ou délégués des Assemblées Générales, réaffirment :

  • leur exigence d’ouverture immédiate de négociations entre les organisations syndicales et la direction de la SNCF ;
  • que ces négociations doivent viser à la satisfaction des principales revendications qui sont à l’origine du mouvement à Paris-Nord. »

La Coordination ajoute : « en aucun cas, cette Coordination n’est l’émanation de quelque organisation politique que ce soit, et sera dissoute à la fin de la grève. La Coordination ne se substitue en aucun cas aux organisations syndicales ».

Le même jour à 15 heures, devant la direction générale, deux cents cheminots, répondant à l’appel de la Coordination Inter-régionale sont venus apporter leurs cahiers de revendications ; la majorité des présents sont de la région Paris-Sud-Ouest, mais il y a des cheminots d’autres secteurs. Les grilles de la direction restent fermées. Ils se réunissent ensuite à la Bourse du Travail, en Coordination Nationale Provisoire des cheminots en grève.

Ce sont au total des cheminots d’une cinquantaine d’ateliers, gares, triages et dépôts qui sont présents. Certains sont mandatés par un Comité de Grève ou en Assemblée Générale, d’autres non mandatés représentent tout de même une fraction des grévistes de leurs secteurs.

Un bureau de vingt-trois personnes est élu. La Coordination « souligne que le mouvement parti de la base doit rester entièrement contrôlé jusqu’au bout et dans l’unité des cheminots grévistes par la base ». Elle appelle les cheminots à tenir des assemblées générales quotidiennes, à élire partout des Comités de Grève ; à nouveau elle « demande que des représentants de la base participent aux négociations éventuelles avec la direction », et que celles-ci se déroulent « au vu et au su de tous les grévistes ». Elle décide de prendre contact avec la Coordination des Agents de Conduite.

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26 décembre : Daniel Vitry d’adresse aux cheminots rassemblés devant la direction de la SNCF, à l’appel de la Coordination inter-régionale.

Samedi 27 décembre : Les syndicats contre les Coordinations

Sur le terrain, la pression va s’exercer contre la Coordination Nationale et contre les Comités de Grève, parfois insidieusement, là où le Comité de Grève est reconnu par une large majorité, le plus souvent violemment. À Brétigny-Équipement, la CGT explique que « sans nier le bon boulot de ceux qui ont fait le Comité de Grève au départ, il serait bon de le renouveler ». À Invalides, la FGAAC et la CGT font pression pour la dissolution du Comité de Grève : « C’est Lutte Ouvrière qui est derrière ».

À Saint-Lazare, la CGT explique : « la Coordination ce n’est pas nécessaire puisque la CGT est là ; vous serez informés » ; le responsable régional de la CFDT, qui est aussi membre de la Ligue Communiste Révolutionnaire : « C’est trop tôt, il faut d’abord renforcer la grève ».

À Montparnasse, où vingt-cinq cheminots étaient venus la veille à la Coordination, mêmes attaques en règle de tous les syndicats réunis et qui désorientent tout le monde.

À Paris-Est, c’est un militant du Parti Communiste Internationaliste qui se déclare contre la Coordination : « On avait réussi à mettre la CGT dans le coup à travers le collectif ; maintenant ça va tout casser ! ».

Le Matin du 30 décembre fait des interviews significatives auprès des représentants de la FGAAC et de la CFDT en leur demandant ce qu’ils pensent des deux Coordinations :

Roland Vieilleville, de la FGAAC, répond à propos de la Coordination des Agents de Conduite : « Nous concurrencer ? Je ne pense pas. En revanche, elles risquent de nous gêner dans les négociations. Chacun sait qui est derrière les Coordinations : la Ligue (Ligue Communiste Révolutionnaire), Lutte Ouvrière ou le Parti Communiste Internationaliste… En revanche, c’est à la reprise du travail qu’elles risquent de nous poser des problèmes car il faudra bien reprendre le travail. Et le plus dur, c’est toujours de terminer… ».

Yves Tasserie, pour la CFDT, fait une distinction : « La Coordination d’Ivry veut remplacer les organisations syndicales. De plus, elle s’est dotée d’un responsable, Daniel Vitry. La CFDT a décidé de mettre fin au mandat de ce responsable car il a décidé de mettre son étiquette dans sa poche pour s’exprimer au nom de la base. Nous condamnons l’action de cette Coordination car elle se substitue aux organisations syndicales ».

« En ce qui concerne la Coordination de Paris-Nord, il s’agit d’une Coordination catégorielle. On comprend mieux cette Coordination car elle peut créer les conditions d’émergence de revendications catégorielles. De plus, elle ne cherche pas à se substituer aux organisations syndicales et elle a même spécifié que ce sont les syndicats qui sont chargés de négocier ».

Dimanche 28 décembre : La Coordination des Agents de Conduite choisit définitivement le corporatisme… et la CFDT

La Coordination des agents de conduite tient une nouvelle réunion dimanche 28 dans un local à la Gare de l’Est. Mais la situation n’y aura guère changé : le nombre de dépôts représentés restera le même.

La Coordination, sous l’influence de la CFDT, se cantonne à la même attitude corporatiste et refuse tout contact avec l’autre Coordination. Attitude syndicaliste aussi : les agents de conduite s’en remettent aux organisations syndicales, et pour négocier, et pour appeler à une manifestation de tous les cheminots.

Pour l’élection du bureau, la candidature de Daniel Vitry est jugée « trop marquée ». Il faut noter que le bureau élu de sept membres restera inchangé durant les dix-sept jours que durera ensuite la grève puisqu’il n’y aura plus de réunion plénière de la Coordination des Agents de Conduite.

La CGT, pour la première fois vraiment depuis dix jours de grève, prend un ton offensif, appelle ses militants à se mobiliser pour la journée du lundi 29 et annonce pour mardi 30 un « rassemblement de lutte interprofessionnel » à midi, gare Saint-Lazare, et d’autres manifestations en province.

Du côté direction et gouvernement, si vendredi on a haussé le ton, samedi on redevient tout doux. Dupuy revient dire sur Europe n°1 : « En fait, je n’ai pas établi de préalable ». Et il se ridiculise en expliquant ainsi le motif du malentendu : « Les conditions de travail sont régies à la SNCF par un règlement qui compte quatre-vingts pages et cinquante-huit articles. Nous sommes prêts à nous engager dans un processus de discussion qui, par conséquent, sera long. Il faut donc que, avant que ce processus soit terminé, le chemin de fer redémarre ». Il suffirait donc d’un « début de reprise » pour que les négociations puissent s’ouvrir.

Lundi 29 décembre : Recul de la direction et du gouvernement

Lundi 29 au matin, aidée par les radios, la SNCF s’invente un « frémissement » de reprise pour pouvoir justifier après le discours de Dupuy l’ouverture de négociations proposées pour le lendemain. Trente, quarante pour cent du trafic normal, entend-on… Mais à la base, c’est une autre histoire : non seulement il n’y a pas l’ombre d’une reprise, mais au contraire, les cheminots, qui craignent la manœuvre de la direction qui a gardé un maximum de son personnel d’encadrement non-gréviste pour ce lundi matin, commencent à descendre sur les voies, et bloquent les trains. À Villeneuve, le même train sera ainsi bloqué plusieurs fois sur la même ligne ; il suffit de passer un coup de fil aux grévistes un peu plus loin. À Gare de Lyon, ce sont les TGV qui sont bloqués. À Brétiany, l’assemblée générale décide le blocage des voies, et c’est à plus de cent que les cheminots vont arrêter les trains ; on lit un communiqué dans les trains de banlieue par la sono de la rame. Et quand le chef refuse, il est bloqué plus longtemps. Dans les grandes lignes, des voyageurs de première classe font des bras d’honneur aux grévistes, mais en seconde, d’autres leur font le V de la victoire.

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Quais déserts Gare de l’Est le 28 décembre.
Blocage du TGV en Gare de Lyon-La-Part-Dieu (premier blocage, le 22 décembre).

Non seulement la grève se durcit, et va maintenant massivement utiliser les occupations de voies, mais elle continue de s’approfondir et de s’étendre. Une partie de ceux qui sont rentrés du pont de Noël au week-end sont venus la renforcer.

Libération décrit à la Une le désarroi du gouvernement à ce moment de la grève : « Le gouvernement fait-il grève ? Chirac annule ses vacances et Balladur écourte les siennes. Mais seul Pierre Méhaignerie a pris la parole. Pour renvoyer la négociation du conflit à la SNCE. Elle-même s’en remet à un médiateur… qui reste à désigner ». Dans la soirée, Jacques Douffiagues, ministre délégué aux Transports, annonce que le projet de grille des salaires est « suspendu ». François Lavondès, un ancien conseiller technique de Pompidou, sorti de son fauteuil du Conseil économique et social, est nommé « médiateur ».

On peut largement parier ce jour-là que le retrait de la grille des salaires est déjà décidé. Dupuy tient sans doute lui-même beaucoup à cette grille des salaires, qui était en négociation avec les organisations syndicales depuis quelque deux mois. La SNCF y travaillait depuis longtemps et comptait bien s’appuyer dessus pour essayer de mener les cheminots à la baguette, grâce à un avancement dans la hiérarchie uniquement au choix. Dupuy a même envoyé le 26 décembre une lettre adressée à chaque cheminot où il répète « qu’il est normal que les agents qui font des efforts, qui se dévouent pour bien faire leur travail, en soient récompensés dans leur avancement ». Il ne s’est d’ailleurs pas privé pour prendre 50 millions de centimes dans la Caisse de Prévoyance des cheminots pour payer l’envoi de cette lettre.

Mais le gouvernement, de son côté, sait que l’abandon de la grille ne coûterait rien, à condition bien sûr qu’en fâchant la grille, il n’ait rien à lâcher sur les salaires.

La Coordination Nationale provisoire de tous les cheminots, qui se réunit à la Mutualité ce lundi 29, va insister pour rappeler que « la grève a pour raison d’être une série de revendications dont certaines sont celles de toutes les catégories, roulants et sédentaires : les conditions de travail, la nouvelle grille, mais aussi les salaires. L’ampleur de notre mouvement nous permet d’obtenir satisfaction sur l’ensemble de nos revendications » et elle reprend aussi la revendication du paiement des jours de grève.

Cette réunion de la Coordination représente un nombre légèrement accru de secteurs. Environ dix mille cheminots organisés en assemblées générales ou Comités de Grève y ont mandaté leurs représentants. Mais il est évident, même si on doit ajouter de nombreux observateurs, que la Coordination ne représente qu’une minorité de grévistes.

La Coordination prend le nom de Coordination Nationale Inter-catégories et déclare qu’elle « ne s’oppose pas mais est complémentaire des Coordinations régionales ou de celle des seuls agents de conduite ». Elle appelle tous les secteurs à « établir entre eux le maximum de contacts » car « c’est le seul moyen d’empêcher les manœuvres de toutes sortes et les tentatives de division de notre mouvement ». Enfin, elle déclare qu’ « il faut envisager une manifestation nationale de tous les grévistes à Paris. La Coordination Nationale est prête à l’organiser en liaison avec les assemblées générales, les Comités de Grève, les Coordinations régionales ou celle des agents de conduite, et les organisations syndicales ».

Mardi 30 décembre : L’occupation des voies

Dans la région de Lyon, au début, on bloque les TGV. À chaque blocage, le chef de gare vient discuter pour savoir à quelle heure les grévistes accepteraient de laisser partir le train. Puis la Gare de la Part-Dieu étant occupée en permanence par les CRS, les grévistes occupent des aiguillages, le PRS, des péages d’autoroutes et manifestent à la direction régionale.

À Nevers, c’est un groupe d’une cinquantaine de roulants qui organise les opérations de blocage sur près de cent kilomètres de voies.

Mardi 30, la CGT rassemble trois miles personnes lors de sa manifestation interprofessionnelle à la Gare Saint-Lazare.

Henri Krasucki et Georges Séguy sont au premier rang. Georges Lanoue, secrétaire fédéral, confirme le nouveau ton de la CGT : « Nous nous sommes engagés à ne rien conclure, à ne rien décider sans que les cheminots se soient démocratiquement prononcés. Les autres organisations syndicales n’ont pas pris ces mêmes engagements. Nous voulons des négociations au grand jour, y compris en présence des grands moyens d’information. Nous sommes les seuls à les réclamer ». (Ce qui est froidement passer sous silence qu’ils ne font que reprendre ce que la Coordination Nationale a demandé depuis plusieurs jours.)

Les négociations prévues ce jour s’ouvrent à 15 heures… mais les « partenaires sociaux » – SNCF et organisations syndicales – n’osent rien conclure encore. Dans la journée, le flot de la grève continue de monter : assemblées générales plus nombreuses, piquets plus forts, des blocages de voies se multiplient. Sur deux régions, la Bretagne et la Provence-Côte d’Azur, la SNCF ne tente même plus de faire partir ses convois par son encadrement.

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La manifestation de la CGT du 30 décembre, Gare Saint-Lazare.

Mercredi 31 décembre : La grille est retirée

À Nevers comme dans bien d’autres endroits, le réveillon se passe au dépôt : à minuit, illumination avec cinquante torches à flamme rouge allumées en même temps sur la plaque tournante qui est mise en marche ; les klaxons de toutes les locos sont bloqués.

C’est aussi à minuit que le projet de grille des salaires est retiré.

Gouvernement et SNCF auraient-ils fini par être victimes de leur propre campagne et croire qu’il n’y aurait au fond qu’une seule revendication : le retrait de la grille ? En tout cas, la reconduction de la grève, le jeudi 1er janvier, dans toutes les assemblées générales unanimes, va les laisser sans voix pendant un jour et demi.

Parmi les fédérations syndicales, pas une n’ose pousser à la reprise. Formellement au moins, elles s’en remettent aux assemblées générales pour décider. Pourtant, aucune non plus ne va jusqu’à appeler à continuer la grève, même la CGT qui s’était moins prêtée que la CFDT ou la FGAAC à l’opération « retrait de la grille ».

Seul le bureau de la Coordination Inter-catégories déclare que « seuls la poursuite de la grève et son renforcement feront céder la SNCF sur l’ensemble des revendications ».

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Les négociateurs réveillonnent en négociant (à droite Lavondès).
Les conducteurs de Paris-Nord réveillonnent sur les voies.

Vendredi 2 janvier : Nouvelle offensive du gouvernement contre les grévistes

Partout la grève est reconduite. L’idée émise par la Coordination des agents de conduite d’une « journée sans trains » pour le vendredi 2 janvier est reprise, et dès le matin, les occupations se multiplient ; en particulier celle de tous les PRS (postes à relais souple) qui sont les postes d’aiguillage importants commandant les grandes gares parisiennes. Un moment, Paris est remplacé comme terminus par Nanterre ou Pantin…

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La coordination du 2 janvier 1987.

La Coordination Nationale Inter-catégories se réunit pour la troisième fois à Paris, à la Mutualité. Une soixantaine de secteurs, triages, dépôts ou ateliers sont présents et douze mille grévistes représentés cette fois. La Coordination rappelle les exigences des grévistes sur les salaires, reprises dans de nombreuses assemblées générales, 700 francs pour tous, ainsi que le paiement des jours de grève. Elle rappelle également l’exigence de la présence de représentants de la base lors de négociations éventuelles, et que « ces négociations se fassent au vu et au su de tous les cheminots, par exemple en utilisant les moyens radiodiffusés ». Elle propose « aux assemblées générales, aux Comités de Grève, à la Coordination des Agents de Conduite et aux organisations syndicales l’organisation d’une manifestation nationale pour le mercredi 7 janvier ». En attendant, elle décide d’appeler à un rassemblement pour les cheminots de la région parisienne, lundi 5 janvier à 15 heures devant le ministère des Transports.

Dans la journée, Chirac reçoit tous les ministres concernés. La décision est prise d’envoyer les hommes politiques montrer les dents. Douffiagues déclare qu’on est passé « d’une contestation des conditions de travail à une attaque contre le gouvernement »; Méhaignerie que « si la grève continue, c’est qu’il y a probablement d’autres motifs, plus politiques, pour cette poursuite ». Cohabitation oblige, Essig, président socialiste de la SNCF, rajoute : « La SNCF ne peut pas faire plus… que ce qui a été accepté dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier ». Et Chirac lui-même laisse entendre : « on veut faire échouer notre politique économique » ; « lâcher sur les revenus, dont la progression prévue est de trois pour cent, ce serait, estime Chirac, aller vers cinq ou six pour cent de taux d’inflation en 1987 et 500 à 600 000 chômeurs dans les dix-huit mois ».

Samedi 3 janvier : La FGAAC capitule la première

Les premiers à être impressionnés par cette attitude de fermeté du gouvernement, ce sont… les syndicats. Un peu partout, on voit des représentants de la FGAAC dire et répéter localement « Ça devient politique, on ne continue plus ». Les rares cas où on note des mouvements de reprise à ce moment-là sont dus à cette attitude.

Dans de nombreuses assemblées générales, on voit aussi un certain nombre de militants de la FGAAC ne plus respecter la volonté de la majorité et reprendre le travail individuellement. À Montparnasse, par exemple, elle appelle à la reprise – ce qui n’empêche pas la grève d’être reconduite à 98 %.

La CFDT va parler de « négocier les conditions de la reprise ». Au dépôt de Rennes, c’est elle qui fait reprendre le travail, le samedi 3 janvier.

La CGT, elle, continue de proclamer bien fort son intention « d’élargir le mouvement », elle rappelle les actions qu’elle a proposées pour le début de la semaine prochaine à l’EDF, la RATP ou les, PTT. Mais on voit aussi le secrétaire de la Fédération des cheminots CGT, Georges Lanoue, venir à la télévision demander aux cheminots de bien vouloir faire circuler un certain nombre de trains pour le retour des « vacanciers à leur domicile à cette période de grands retours ».

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Mais les cheminots, engagés depuis une semaine dans une bataille avec la direction pour stopper les convois, prennent cette proposition pour ce qu’elle est : un coup de poignard à leur action et à leur mçral. Dès sa première tentative à Marseille, la CGT, face à l’hostilité des grévistes, doit remballer sa proposition, et on ne verra aucun de ces fameux « trains de grévistes ».

À Vierzon, l’assemblée générale vote l’arrêt des trains de voyageurs pendant dix minutes pour les informer de la grève en utilisant les téléphones des trains et le micro de la gare, mais décide de bloquer par contre les trains de marchandises le plus longtemps possible, et d’en bloquer le maximum.

Dimanche 4 janvier : L’intox à la reprise… et l’appel au corporatisme

Mais aux radios, à la télévision, l’intox à la reprise est lancée. Le dimanche 4 janvier au matin, la SNCF annonce des chiffres tels que 85 % du trafic banlieue pour certaines gares parisiennes. À la Gare Montparnasse, la SNCF remplit le panneau d’affichage des grandes lignes avec des trains de banlieue… qui sont ensuite annulés. Elle annonce à 17 heures que quinze dépôts ont repris.

C’est pour l’essentiel un mensonge. Antenne 2 mentionne une « légère reprise » à Nevers dans son journal de samedi minuit, alors qu’il y a quarante personnes à l’assemblée générale et quarante votants pour la grève. À Strasbourg-Hausbergen, il y a là un vote majoritaire pour la reprise, mais à une voix près, et de toute façon, seuls quelques conducteurs ont repris et la grève reste majoritaire. À Rennes aussi, une forte minorité a continué la grève, et un nouveau vote en fin de journée la relance. Il n’y a qu’à Chalindrey où il y a eu vraiment reprise. Mais le dépôt croule sous les coups de téléphone des autres dépôts qui demandent des comptes ; des militants cherchent à relancer la grève, et Chalindrey se remettra en grève comme Rennes.

Voilà donc sur quoi s’appuient les médias pour parler de « reprise ». Les cheminots sont bien sûr inquiets devant le matraquage. Ils tiennent ferme à leur grève Les deux Coordinations protestent fortement sur la prétendue « reprise », et dans la soirée, la télévision sera obligée de convenir qu’il y a polémique entre la SNCF et les grévistes.

Une autre menace contre la grève s’esquisse encore durant le week-end.

Le dimanche 4 janvier, le bureau de la Coordination des Agents de Conduite, qui ne s’était plus réuni depuis le 30 décembre, appelle à son tour à deux manifestations, mais les seuls agents de conduite : le lundi 5, à des rassemblements éparpillés devant les directions régionales SNCF à 14 heures, et le mercredi 7 à une manifestation de gare du Nord à gare Saint-Lazare. Dans le même temps, sur TF1 notamment, un représentant de la Coordination des Agents de Conduite multiplie des déclarations strictement corporatistes, niant la revendication de 700 francs pour les conducteurs (alors qu’elle a été votée par de nombreux dépôts, alors aussi que la revendication d’une augmentation de salaire figurait au premier plan dans le premier tract des agents de conduite de Paris-Nord).

Cette attitude, certainement influencée par la CFDT qui a pris une place prépondérante dans le bureau de la Coordination des Agents de Conduite, comporte un grave danger. Elle prête le flanc à une coupure possible du mouvement, entre les agents de conduite et le reste des cheminots ; coupure susceptible d’offrir une possibilité de manœuvre évidente pour la SNCF et le gouvernement, qui pourraient lâcher un peu de lest sur les revendications particulières des roulants. Mais cela irait à l’encontre des intérêts des agents de conduite eux-mêmes et pas seulement de toutes les autres catégories de cheminots.

Lundi 5 janvier : La rentrée fait le plein de la grève

Lundi 5 janvier, non seulement les trains ne roulent pas, mais les camarades de retour de congés ou de repos pour le pont du Nouvel An sont là, nombreux, eux aussi dans la grève et ça se voit. Les assemblées générales sont même plus nombreuses que jamais : à Brétigny, où l’assemblée générale regroupait déjà cent soixante-dix personnes, on se retrouve d’un coup à deux cent cinquante ; à Montparnasse, les roulants qui étaient cent dix en moyenne, sont deux cents et les sédentaires trois cents. L’opération « reprise du travail » a échoué comme celle « retrait de la grille ».

Ni les menaces politiques du gouvernement, ni le fléchissement des syndicats et leurs manœuvres, ni l’intox des médias ne sont parvenus à affaiblir la grève. Et pas non plus la présence de plus en plus massive des flics depuis le week-end. La gare de Chambéry est quasiment en état de siège depuis samedi matin. Dans les grandes gares parisiennes, il y a plus de flics que d’usagers et de cheminots réunis, à certaines heures, mais ce n’est pas cela qui fait rouler les trains.

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Gare de Paris-Lyon, le 2 janvier.

De plus, et cela compte dans une entreprise comme la SNCF où la CGT a une forte implantation militante, à partir du lundi 5, on note un changement d’attitude chez bon nombre de ses militants. Ceux-ci ont considéré comme un feu vert, le premier véritablement peut-être depuis le début de la grève, la programmation par la confédération des appels à d’autres secteurs pour la semaine qui vient. On voit des militants de la CGT applaudir ouvertement, publiquement, aux déclarations ou aux appels de la Coordination Nationale Inter-catégories ; on verra même la CGT tolérer dans le cortège cheminot de sa manifestation du mardi des groupes et des banderoles marquées Comité de Grève. Ainsi de nombreux militants syndicaux ont choisi le camp de la grève contre celui des bureaucrates et de leurs appareils.

Mais d’un autre côté, même lorsqu’elle fait le plein, en cette semaine de rentrée, la grève est loin de regrouper la totalité des cheminots.

D’une part, il y a les dix-huit mille conducteurs, massivement en grève, à 70, 80, 90 %. Ils constituent une partie déterminée des grévistes. Mais ils considèrent le plus souvent leur lutte comme séparée de celle de l’ensemble des cheminots. Le corporatisme a été cultivé depuis des années par l’ensemble des organisations syndicales : par les revendications qu’elles mettent en avant, par les modalités d’action syndicales systématiquement différentes chez les roulants et chez les sédentaires. Mais le corporatisme est dans une certaine mesure entretenu dans le mouvement, du fait de la Coordination des seuls Agents de Conduite. On a vu des conducteurs du dépôt de La Plaine aller s’en prendre à des sédentaires en grève du triage La Chapelle en leur reprochant : « Vous nous cassez notre grève ! ».

D’autre part, les autres catégories de cheminots : elles sont la grosse majorité ; leur participation et leur détermination dans la grève restent très variables selon les secteurs. Aux ateliers de Paris-Masséna, la grève tourne autour de soixante-dix pour cent de grévistes ; à Villeneuve-Saint-Georges-triage, elle est de trente à quarante pour cent à l’exécution ; aux ateliers du matériel Paris Sud-Est (TGV) elle est minoritaire (30 %) ; à Montparnasse, pour les sédentaires, elle est par contre de soixante-dix à quatre-vingt pour cent ; à Tours Saint-Pierre-des-Corps, le mouvement ne sera jamais majoritaire.

Même s’il est très difficile d’estimer le nombre maximum de grévistes, il ne doit probablement pas excéder de beaucoup la moitié du total des 230 000 cheminots à ce moment.

Néanmoins, telle qu’elle est, même avec ces limites, cette grève représente toujours une puissance considérable.

Lundi 5 janvier, à Paris, les rassemblements appelés par la Coordination des Agents de Conduite devant les directions régionales de la SNCF n’ont pas lieu, sauf à la gare du Nord, avec une centaine de personnes (la CFDT ayant en fait renoncé).

Mais à 15 heures, devant le ministère des Transports, boulevard Saint-Germain, quatre cents cheminots sont rassemblés à l’appel de la Coordination Inter-catégories. Ils sont là avec leurs banderoles, Comités de Grève des Batignolles, Saint-Lazare, Villeneuve-Saint-Georges ou dépôt Sud-Ouest, en demi-cercle devant le portail.

Tandis qu’une rangée de CRS se déploie tout autour, sont scandés « Nos 700 francs ! », « Paiement des jours de grève », « Roulants et sédentaires, tous dans la même galère ». Petite surprise : les portes du ministère s’entr’ouvrent pour laisser entrer une délégation de la Coordination qui remet les cahiers de revendications de la base. À Saint-Lazare, il y a dix jours, celles de la direction SNCF étaient restées closes… Mais bien sûr, le ministre, lui, n’est pas là.

On décide de partir en manifestation pour rejoindre les agents de conduite de Gare du Nord. Les quatre cents cheminots parcourent les boulevards Saint-Germain, Saint-Michel et Sébastopol aux cris de « Douffiagues, t’es foutu, les cheminots sont dans la rue ! » ou « Cheminots, usagers, solidarité ! ».

À la gare du Nord, les deux Coordinations se rencontrent. La Coordination des Agents de Conduite avait parlé la veille d’appeler « les conducteurs et leurs familles » à se rassembler à la gare du Nord, le mercredi 7. De son côté, la Coordination Inter-catégories qui, dès le 2 janvier, avait lancé, elle, l’idée d’une grande manifestation pour ce même mercredi 7, propose alors un appel commun, pour inviter toutes les catégories de cheminots à se retrouver ensemble au même rendez-vous, gare du Nord.

Libération du mardi matin écrira : « L’entretien qui s’est déroulé à Paris-Nord n’a rien donné. Échec également de la rencontre entre les deux Coordinations Nationales : la manifestation prévue mercredi n’aura pas lieu. »

Mais c’est encore une manœuvre : les deux Coordinations s’étaient bien entendues pour appeler à la même manifestation, mais cela semble déplaire à certaines fédérations syndicales… qui ont l’oreille de Libération.

En attendant, mardi 6 janvier, c’est le jour de la manifestation interprofessionnelle de la CGT, de Montparnasse jusqu’à Bastille. À Montparnasse, des grévistes ont tenu à confectionner une banderole : « Tous unis pour les faire céder ». Quelques membres du service d’ordre de la CGT tentent de l’arracher ; les jeunes l’imposent… Sur sept mille personnes présentes, il y a deux mille cinq cents cheminots.

Mercredi 7 janvier : La manifestation des deux Coordinations

Le lendemain, la manifestation des deux Coordinations, Inter-catégories et Agents de Conduite, rassemble deux mille cinq cents cheminots. Jeunes pour la plupart, ils se retrouvent gare du Nord. Derrière la Coordination des Agents de Conduite, six ou sept banderoles de Paris-Nord, Valenciennes, Somain, Lens, Fives ou Aulnoy. Avec la Coordination Inter-catégories, suivent une bonne vingtaine de secteurs, Austerlitz, Brétigny, Invalides, Ourcq, Ateliers TGV, Batignolles Saint-Lazare, Rouen.… dont de nombreuses banderoles de Comités de Grève. Enfin, la CFDT qui a soutenu et appelé localement à la manifestation, est présente avec quelques centaines de cheminots de Paris-Nord, Saint-Lazare et Paris Sud-Est. La CGT, contactée par les conducteurs a refusé de participer, ce qui n’empêche pas un certain nombre de militants ici ou là de la soutenir dans les assemblées de grévistes.

De la gare du Nord à la direction générale de la SNCF, rue Saint-Lazare, le cortège est dynamique ; les slogans réclamant l’ouverture immédiate de négociations, répétés par la sono de la Coordination des Agents de Conduite, alternent avec les slogans plus déterminés de : « Douffiagues t’es foutu, les cheminots sont dans la rue », ou « nos 700 francs, paiement des jours de grève ! »

À l’issue de la manifestation se tient une nouvelle réunion de la Coordination Inter-catégories à la Bourse du Travail.

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La manifestation du 7 janvier.

Jeudi 8 janvier : Les grévistes accusés de sabotage

Jeudi 8 janvier, le gouvernement orchestre une nouvelle série d’attaques contre la grève. Toutes les armes qui ont déjà été brandies sans succès à un moment ou à un autre sont ressorties : la menace policière, la prétendue exaspération des usagers, l’intox des médias sur la reprise.

Les journaux du matin donnent le ton. Comme un seul homme, à l’exception de l’Humanité, ils découvrent ce jour-là que les cheminots se livrent à des actes de « sabotage » intolérables !

L’argument avait été avancé par Le Figaro dès le 31 décembre ; ce journal avait publié un véritable manuel, selon lui, du cheminot « saboteur » : « signaux d’alarme tirés dans les trains, usage intempestif des signaux d’alarme sur les voies (pétard et torches à flamme rouge), vols de clefs de sécurité, retrait des fusibles sur les locomotives, coupures de courant de traction, mise au rouge des signaux, désaccouplement des conduites de freins ». Les directeurs de régions SNCF viennent réciter cette liste à la télévision et le porte-parole du Premier ministre parle du caractère « révolutionnaire et insurrectionnel » que prend la grève ! Cela permet de justifier la convocation de dix cheminots au commissariat de Boulogne, de dix autres à Lille, de vingt à Somain. Près de Montpellier un cheminot gréviste est inculpé et écroué.

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Mais c’est la SNCF qui, pressée de faire rouler les trains à n’importe quel prix, enfreint le règlement. Au Triage de Saint Jory par exemple, près de Toulouse, elle fait reculer un train sur voie principale, ce qui est parfaitement contraire aux normes de sécurité ; et elle lui fait en plus franchir les signaux d’arrêt. Les Comités de Grève envoient des communiqués de presse pour dénoncer ce mépris de la sécurité… Communiqués qui sont largement ignorés par les journaux qui sont si sourcilleux sur le sabotage.

Dans la journée se tient à Paris-Saint-Lazare, rue de Londres, une réunion de la Commission Mixte du Statut entre la direction SNCF et les syndicats. À l’appel de la Coordination Inter-catégories, quatre cents manifestants sont là.

Dans la soirée, la négociation aboutit à quelques miettes :

  • 800 promotions supplémentaires ;
  • une augmentation de 1,9 % sur les indemnités (saisie informatique, travail de nuit…) ;
  • une augmentation de cinq pour-cent sur les allocations (déplacement concernant les ADC, ATV-KRU…) ;
  • une augmentation de sept pour cent sur les indemnités de continuité de service et d’astreinte (SES et Équipement).

Vendredi 9 janvier : Les « usagers » contre les grèves

Une deuxième attaque est lancée contre la grève : celle de soi-disant « usagers ».

Ceux que l’on vit ce soir-là, à une heure prudente – 18 à 19 heures gare Montparnasse –, étaient en complet veston ou en fourrure… Et les manifestations « spontanées » mises sur pied par des organisations de petits patrons ou par le RPR se multiplient, en attendant la « grande » manif appelée par Toubon pour lundi au Palais-Royal.

Les attaques visent d’abord les centres de l’EDF où des petits commerçants en panne d’électricité viennent jeter qui sa pâte inutilisée, qui ses déchets. Mais ce sont tous les grévistes et même tous les travailleurs qui sont visés.

Ce n’est pas par ces manifestations que les grévistes, eux, sont ébranlés. Ils ont pu vérifier partout qu’ils avaient la solidarité des vrais usagers, les centaines de milliers de travailleurs qui prennent les trains de banlieue tous les jours. À Orléans par exemple, ce soir-là le Comité de Grève organise un gala : trois cent cinquante personnes dont de nombreux travailleurs d’Orléans et des jeunes sont là.

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Même la presse prétendue de « gauche » marche dans la combine : « Les manifestations d’usagers mécontents se sont multipliées hier », écrit Le Matin (10 janvier). « La grogne des usagers, attisée surtout par les coupures d’électricité, est montée d’un cran », répète Libération (10 janvier).

Troisième angle d’attaque : l’intox à la reprise. L’opération d’intox du week-end précédent a au moins servi de répétition. On remet ça toute la semaine pratiquement. Et télés et journaux de mentir jour après jour vis-à-vis des usagers (les vrais, ceux qui prennent les trains de banlieue pour travailler), leur répétant que le trafic s’est amélioré. Ne prenons qu’un exemple : un journal, parait-il sérieux, comme Le Monde :

Le Monde paru lundi 5 (daté du 6) : « Légère reprise sur le réseau banlieue de la SNCF ».

Mardi 6 : « La reprise a été lente été lente, marquée par des retours en arrière… La direction espère passer au service de deuxième urgence avec quarante-cinq pour cent du trafic sur les grandes lignes ».

Mercredi 7 : « Le trafic a dans l’ensemble progressé conformément aux prévisions de la direction. »

Jeudi 8 : « Le trafic dans la matinée de jeudi était assuré, selon la direction à soixante-dix pour cent sur le réseau Saint-Lazare, soixante pour cent sur l’Est, quarante pour cent sur celui de Montparnasse, trente pour cent sur les autres réseaux (…) ».

Vendredi 9 : « Tendance à l’apaisement à la SNC… une certaine reprise apparaissait après plusieurs jours sans changement ».

Il est vrai que dès le 29 décembre déjà, sans doute pour faire plaisir à Dupuy qui attendait à l’époque son « frémissement » de reprise, Le Monde titrait : « La direction SNCF fait état d’une nette reprise à Paris-Nord » (Le Monde daté du 30 décembre).

Quelques dépôts ont effectivement repris au lendemain de la Commission Mixte du Statut, vendredi 9, parmi les agents de conduite. Mais il y a aussi quelques nouveaux secteurs qui sont entrés en grève, comme les services de l’Équipement à Villeneuve-Saint-Georges. Le mouvement tient. Mais les syndicats vont ressortir leur tactique bien rodée à la SNCF : celle qui consiste à faire reprendre secteur par secteur, s’appuyant sur la reprise vraie ou supposée des uns pour l’imposer aux autres. En 1968 ou en 1971 par exemple, la CGT n’avait pas hésité, avec la complicité des autres syndicats, à forcer chaque secteur à la reprise, mentant ouvertement sur la situation des autres, les décrivant déjà au travail.

Aujourd’hui c’est un peu plus difficile : il faut tenir compte de l’état d’esprit de la base qui se méfie des syndicats. Personne ne prononce le mot fatidique de « reprise ». La mobilisation des cheminots, la participation aux assemblées générales, les contacts qu’ils ont commencé à établir dans un certain nombre de cas avec d’autres secteurs que le leur, même fragiles, rendent plus difficiles les mensonges. Et puis, il faut aussi éviter de forcer la volonté des assemblées générales qui tiennent à leur souveraineté.

Voilà pourquoi les syndicats ont d’abord pris le temps de reprendre à leur compte quelques-uns des aspects démocratiques du mouvement. La CFDT a participé à la Coordination des Agents de Conduite, soutenu « l’appel des cheminots de Paris-Nord », appelé à la manifestation commune des deux coordinations. La CGT s’est déclarée pour la tenue des assemblées générales, pour qu’elles soient souveraines, pour que les négociations se fassent à « ciel ouvert ».

Il n’empêche que dès qu’ils en ont l’occasion, ils reviennent à leurs bonnes vieilles méthodes pour arrêter un mouvement qui est parti sans eux et qui échappe en partie à leur contrôle.

Samedi 10 janvier : La CFDT en avant pour la reprise

La CFDT commence par publier jour après jour la liste des dépôts qui, selon elle, auraient repris.

Localement, ses militants appuient sur l’argument « démocratique » qui consiste à dire qu’il vaut mieux dans chaque secteur « reprendre tous ensemble » (sur le seul secteur, s’entend, sans se soucier du fait que la grève est nationale) « avant que le mouvement ne s’effiloche » (toujours sur le seul secteur).

Voici comment est obtenue la reprise au dépôt Paris Sud-Est-Gare de Lyon (le Charolais) : à l’assemblée générale du samedi 10 janvier, CGT et CFDT font le constat que rien n’a été accordé aux grévistes. La CGT critique timidement l’attitude de Maire. Le vote donne soixante-dix pour la grève, cinquante-six contre. Alors que l’assemblée générale s’apprête à se disperser, un délégué demande à ceux qui ont voté la reprise « s’ils reprennent le travail » : un petit groupe répond que oui. La CFDT : « ça pose un problème » ! Des conducteurs déclarent qu’il faut s’en tenir à la décision de l’assemblée générale. Mais une nouvelle assemblée générale est organisée par la CFDT. Les délégués laissent se multiplier les interventions, soulignent la nécessité de reprendre tous ensemble, et attendent patiemment que la question d’un nouveau vote soit posée, ce qui arrive. Cette fois, la quasi-unanimité est pour la reprise. Seul un responsable de la CGT intervient pour souligner que c’est une lourde erreur, qu’on est à la veille de faire céder la direction, que seul le premier vote était valable et que lui restera en grève. Les autres responsables CGT organisent la reprise en chœur avec la CFDT.

Dimanche 11 janvier : Après la reprise de la CFDT, la « suspension » pour la CGT

Dimanche 11 janvier, Edmond Maire lance aux grévistes une déclaration très ferme : « Notre Fédération a diffusé les acquis de la grève », déclare-t-il. « Elle à dit sa conviction que dans la situation présente le maximum a été atteint C’est dans ces conditions que le mouvement de réponse du travail s’étend. La CFDT souhaite l’apaisement le plus rapide possible à la SNCF. Le problème des conditions de travail qui reste posé doit être réglé aux plans local et régional, puis au plan national dans les trois mois qui viennent ».

Cette précipitation de Maire arrange bien la CGT qui a toutes les raisons de vouloir redorer son blason après avoir été la Fédération qui s’est opposée le plus ouvertement au démarrage de la grève.

Mais si devant les cheminots elle a beau jeu de jouer la combativité, elle tient à montrer quand même au pouvoir qu’elle n’a qu’un jour de retard sur la CFDT. La CGT a pourtant les moyens (les informations sur l’état de la grève, les militants) si elle le veut, pour s’opposer à la tactique de la reprise secteur par secteur opérée par la CFDT. Elle n’en fait rien. Si elle parle de la défection de la CFDT, ce n’est pas pour la combattre et proposer de continuer, c’est pour en faire un argument de plus pour la reprise.

À Rennes, le responsable CGT a appelé à la reprise (dès vendredi 9) alors que les voix pour la grève sont majoritaires (110 sur une assemblée générale de 199). Il explique : « Nous avons eu en face de nous le comportement de la direction locale (sic), c’est le blocage ; il y a aussi le poids de la grève : vingt-et-un jours ! Et il y a enfin le comportement des autres organisations syndicales qui se sont désolidarisées du mouvement ; or Rennes est un centre où elles représentent quelque chose… »

Dès que Maire a lancé son appel à la reprise, la CGT déclare qu’elle est aussi « aux côtés de ceux qui se prononcent pour la suspension », « rentrent la tête haute et loin d’être battus, considérant à juste titre leur potentiel intact, et en mesure de se remettre en grève à tout moment » (communiqué CGT du dimanche 11 janvier).

Dimanche, le membre de Sotteville du bureau de la Coordination des Agents de Conduite appelle à la reprise dans son dépôt pour « éviter le danger de pourrissement » dit-il. Pourtant l’assemblée générale de Sotteville avait voté, le 22 décembre, une résolution qui disait : « il faudrait éviter une reprise du travail dépôt par dépôt, isolés les uns des autres, en nous donnant la possibilité de nous concerter d’une ville à l’autre ».

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J. Perez cheminot de Sotteville, membre du bureau de la Coordination des Agents de Conduite.

Effectivement ! Et c’est bien pour cela qu’il fallait une Coordination. Mais les principaux membres du bureau de la Coordination des Agents de Conduite vont calquer leur comportement sur celui de la CFDT, et au lieu d’appeler à rester dans la grève ceux qui hésitent, ils appellent ceux qui veulent continuer à rejoindre ceux qui reprennent le travail.

La grande majorité des dépôts est toujours en grève dimanche, et a voté la continuation. Les informations obtenues par la Coordination Inter-catégories indiquent que pour les dépôts où il y a eu reprise, c’est dans des conditions largement discutables : de fortes minorités sont toujours pour la grève. 44 sur 96 à Nevers ; 58 sur 118 à Tours ; 126 sur 270 à Limoges ; 50 sur 104 à Besançon ; 67 sur 150 à Nancy ; dans certains cas, il y a même une majorité pour la grève ! 75 sur 125 au Charolais ; 52 sur 100 à Vénissieux ; 110 sur 199 à Rennes ; 53 sur 96 à Belfort, etc.

Et voici quelques décisions des assemblées générales du dimanche parmi les sédentaires : au triage de Miramas, l’unanimité pour la grève (et là la CFDT propose de faire circuler quelques trains de marchandises), à Marseille-Saint-Charles, 125 personnes sur 168 sont pour la grève ; à Paris-Austerlitz, 55 sur 58, à Toulouse-Gare, 102 sur 106 pour la grève, au triage de Saint-Jory, 40 sur 40. Chez les contrôleurs toulousains, 102 sur 107 en gare de Nantes, 140 sur 140, etc.

La Coordination Inter-catégories diffuse un appel : « La grève continue » où elle donne les informations qu’elle à collectées sur l’état du mouvement. « Les cheminots ont toujours en main les moyens de faire céder la direction et le gouvernement. En continuant la grève, les grévistes peuvent toujours obtenir satisfaction sur les conditions de travail et les salaires, ainsi que le paiement des jours de grève qui demeurent leurs exigences. »

La Coordination Nationale Inter-catégories, appelle donc « tous les cheminots à poursuivre la grève, toutes les assemblées générales qui se tiennent ce lundi 12 janvier à voter la continuation » et « tous ceux qui, trompés par de fausses informations auraient repris le travail, à se remettre en grève et à reprendre contact avec les secteurs voisins en grève et avec la Coordination ». Ils appellent « à un rassemblement gare d’Austerlitz à Paris, mardi 13 janvier à 17 heures, afin de manifester que la grève continue et montrer la détermination des grévistes. Ils appellent aussi les travailleurs et la population à venir affirmer leur solidarité aux cheminots ».

Lundi 12 janvier : La reprise s’accentue

Lundi, ce sont les sédentaires que les syndicats se chargent aussi de faire reprendre. La technique commence à être rodée.

À Montparnasse, lundi 12, il y a deux cents personnes à l’assemblée générale des sédentaires. La CGT fait le même rapport que la veille : « la CGT est avec tout le monde ; pour l’action elle s’en remet au vote de l’assemblée générale ». La CFDT estime « qu’il n’y a p]us de rapport de force », mais « on a été unis dans l’action, on reprendra unis » ; « que l’assemblée générale se détermine ». Suivent alors plusieurs interventions de cheminots déroutés : « J’ai les nerfs qui craquent », « On peut suspendre la grève », « Je propose de faire cinquante-cinq minutes toutes les semaines ». Puis d’autres discussions plus combatives. Un postier intervient puis un usager solidaire, très applaudis. La vapeur semble se renverser. Alors la CFDT parle des sanctions comme si la grève était finie. La CGT poursuit en parlant de « suspension » de la grève, mais pas de l’action. Le vote à bulletin secret donne 79 oui, 81 contre. La CGT appelle à une « galette des rois de l’action » pour le lendemain. Des jeunes combatifs sortent, ils ne viendront pas à la galette. D’autres disent : « On n’avait déjà pas grand-chose avec 4 500 francs par mois, maintenant avec les retenues des jours de grève, on en aura encore moins à perdre et on repartira au quart de tour ! »

Parmi les agents de conduite, c’est la reprise cette fois pour les conducteurs de l’antenne Paris-Nord du Dépôt La Chapelle, ceux-là même qui étaient partis en grève les premiers, il y a vingt-cinq jours : « Après Chambéry, Toulouse, Sotteville-lès-Rouen, c’était notre tour : la décision de reprendre le travail était de toute façon contagieuse » explique l’un des conducteurs au sortir de l’assemblée générale.

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La presse du 12 janvier parle déjà de « Retour à la normale ».
Intervention policière pour dégager les voies occupées par des grévistes à Vierzon.

Tandis qu’un autre, adhérent à la CGT, s’exclame : « J’ai les boules. Je me range à la décision de la majorité des collègues, mais j’ai voté pour la continuation du mouvement. Après tout quand on lance une grève illimitée, on s’arrête quand on a gagné. Je suis écœuré. Avec cette fin en eau de boudin, ça sera encore plus difficile de mobiliser les gars ».« C’est pas vrai, » lui répond un autre. « Le sac est maintenant à ras de terre. À la moindre sanction, on le repose, sans préavis » (cité par Libération du 13 janvier).

Mais à Nevers, où la reprise a été votée la veille, on se remet en grève. Car la direction menace un cheminot d’une sanction grave. Et la SNCF doit revoir sa menace.

La Coordination a proposé de s’adresser aux autres travailleurs : « Nous nous adressons à vous parce que nous avons la conviction que notre sort est lié au vôtre, à celui de tous les autres travailleurs salariés. C’est ensemble, et finalement de la même façon, que nous tous, travailleurs salariés, nous subissons depuis des années les mêmes attaques contre nos conditions de vie et de travail et contre nos salaires. C’est bien ensemble que nous avons une chance de changer le cours des choses et de renverser la vapeur. »

Des cheminots de Paris Saint-Lazare-Batignolles décident d’aller à la porte du Crédit lyonnais. L’accueil est le plus souvent chaleureux… malgré le froid.

À l’atelier de Paris-Masséna aussi, quelques cheminots décident de diffuser des tracts de la Coordination à l’Hôpital de la Salpêtrière et aux PTT. Ils rencontrent des postiers d’accord pour venir à la manifestation du lendemain. Des cheminots des ateliers de Vitry ou de Rungis vont de même à Rhône-Poulenc ou à Air-France.

Mardi 13, mercredi 14 janvier : La fin du mouvement

De toute façon, il est maintenant bien tard. Sous la pression des syndicats, mardi 13, cette fois c’est la reprise un peu partout. Dans un grand nombre de secteurs, les cheminots tiennent à dire qu’ils votent « la suspension ». À Villeneuve-Saint-Georges, on décide de rester en grève jusqu’au mercredi 4 heures du matin, pour pouvoir aller au rassemblement de la Coordination gare d’Austerlitz.

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Le rassemblement du 14 juillet, à l’appel de la Coordination Inter-catégories.

Un certain nombre de secteurs du Sud-Ouest sont toujours en grève.

À Châtillon, aux ateliers de Masséna, à Juvisy, au dépôt Paris Sud-Ouest à Ivry, la grève est reconduite pour une journée encore. Le dépôt ne reprendra que le 15 au matin.

À 17 heures, à l’appel de la Coordination, un millier de personnes, cheminots, travailleurs ou étudiants venus les soutenir, manifestent de la gare d’Austerlitz à la mairie du XIIIe arrondissement, celle de Jacques Toubon, qui avait organisé une manifestation anti-grévistes la veille.

La Coordination tiendra une réunion de bilan où assisteront près d’une centaine de cheminots, le samedi 17 janvier, à la Bourse du Travail.

Bilan provisoire

Après trois à quatre semaines de grève, les cheminots ont repris le travail. Tous les échos que nous avons disent que les grévistes ne sont nullement démoralisés. Ils l’ont montré d’ailleurs dans plusieurs secteurs, aux quatre coins du pays, en redébrayant dans les heures ou les jours qui ont suivi la fin de leur grève, comme à Nevers ou à Narbonne. Et d’innombrables dernières assemblées de grévistes se sont terminées sur l’engagement de n’accepter aucune sanction pour fait de grève. La SNCF d’ailleurs multiplie un peu partout les engagements à ce propos, montrant qu’elle est consciente de l’état d’esprit de ceux qui viennent de reprendre le travail.

Mais les cheminots n’ont pas gagné. Ils n’ont pas eu satisfaction à leurs revendications. Le projet de grille des salaires, qui a mis le feu aux poudres chez les agents de conduite est retiré… du moins pour le moment. Mais sur le problème des salaires, qui était pour beaucoup, quoi qu’on en ait dit, l’essentiel, ils n’ont pas fait reculer le gouvernement.

Ce n’est pas que celui-ci soit invincible. La peur, visible, que les cheminots ont causée aux autorités quand ils ont déclenché leur grève, à la base, hors des cadres prévus, montre bien que ce n’est pas vrai.

Mais tout d’abord, la détermination des cheminots avait des limites, et il aurait sans doute fallu qu’elle soit plus grande pour briser le mur que gouvernement et patronat dressaient devant eux. Or, si l’énorme majorité des agents de conduite était très déterminée au départ, les autres catégories l’étaient moins et ont participé à la grève dans des pourcentages variables, bien que ceux qui étaient grévistes, étaient eux très déterminés. Et puis, une partie des agents de conduite eux-mêmes avaient sans aucun doute l’illusion que leur grève pendant la période des fêtes suffirait à faire céder la direction.

Et surtout la grève de décembre 1986 – janvier 1987 n’a, malgré ses tentatives, toujours pas surmonté deux obstacles.

Le premier c’est le corporatisme. Il y a eu le corporatisme des agents de conduite vis-à-vis des autres cheminots, quelquefois virulent. Il y à eu aussi celui des cheminots en général vis-à-vis des autres catégories de travailleurs, plus passif, simplement le fait qu’ils ne voyaient pas comment essayer d’impliquer d’autres travailleurs dans leurs luttes.

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Les Comités de Grève n’existaient que dans un nombre limité de secteurs.

Le deuxième c’est que la direction du mouvement est restée dans les mains des appareils syndicaux réformistes, au fond tout à fait hostiles – ils l’ont encore montré – à la lutte des travailleurs quand elle passe certaines limites. Car les Comités de Grève, élus par les grévistes et réellement sous leur contrôle, n’existaient que dans un nombre de secteurs limité. Les Coordinations – et certaines ne furent pas en réalité sous le contrôle de grévistes mais sous celui de certains appareils syndicaux – ne représentaient qu’une petite minorité de grévistes. C’est ce qui explique la manière dont ces appareils syndicaux ont pu tout de même mettre fin au mouvement.

Mais si la grève elle-même a buté sur ces obstacles sans parvenir à les surmonter, une minorité de grévistes en a par contre pris conscience. Nombreux sont ceux qui ont pris conscience que la force d’une catégorie de travailleurs réside moins dans sa capacité à arrêter telle ou telle production que dans sa capacité à entraîner avec elle dans sa lutte d’autres catégories ; que la force des agents de conduite était moins de pouvoir arrêter le trafic pendant les fêtes que d’être en mesure de montrer la voie aux autres cheminots, et peut-être aux autres travailleurs.

Nombreux aussi sont ceux qui ont vu que la base pouvait décider de la grève, l’étendre, et même en prendre réellement le contrôle. Et c’est là certainement le principal acquis de cette grève.

Des centaines certainement, des milliers peut-être, de cheminots ont vu à l’œuvre leurs vrais ennemis et leurs faux amis mais aussi ont discerné dans ce combat la puissance et les potentialités des travailleurs en lutte. Voilà ce que cette grève a peut-être gagné. Et c’est inestimable pour l’avenir, à commencer pour l’avenir peut-être proche des mouvements à la SNCF.

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Manifestation à Lyon.
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Vue de la grève depuis la cabine d’une motrice bloquée par les grévistes en gare de Dijon.

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